La lettre d'Albert Pla (chanteur compositeur catalan)
traduction d'un texte lu par le chanteur le 21 septembre 2017

Les poètes ont le talent d'exprimer en peu de mots (en l'occurrence, un texte lu tranquillement en moins de 4 minutes) des choses qui semblent complexes pour les personnes de la rue.

Cette lettre a été lue par Albert Pla le 21 septembre 2017, dans l'émission El Món (Le Monde, en catalan), sur la radio catalane RAC1 (radio privée, en langue catalane).

Avertissement: Albert Pla est un humoriste, doté d'une énorme ironie. Ce n'est donc pas forcément son opinion, et d'ailleurs il a l'habitude d'exprimer toutes les opinions et de se vanter de ne raconter que des mensonges. Peu importe donc l'opinion personnelle d'Albert Pla, la réalité est qu'il a superbement exprimé dans cette lettre celle de beaucoup de Catalans.

Cette traduction a été faite par mes soins le 25 septembre 2017.
À l'oral, l'auteur lui donne des accents qui renforcent encore le sens des mots, et qui sont difficiles à transmettre dans la traduction

Traduction en français

Texte original en espagnol
(voir sur le site de RAC1, avec le son)

Plus personne n'a envie de chansons, surtout avec celle qui nous tombe dessus, à nous les Catalans qui nous sentons également espagnols. J'ai le cœur briiisé, mon âme me fait mal, je ne comprends rien. Je me sens comme Patufet (*) sous le chou, en train d'être dévoré par le bœuf de l'indépendantisme. Ils sont peu nombreux mais ils chantent très fort. Et leurs chants sont en train de m'assourdir de souvenirs. De souvenirs de ma jeunesse, de fragments de mon enfance.
(*) Dans le très ancien «comics» de ce nom, écrit en catalan, Patufet est un garçon minuscule qui chante pour que les gens ne le piétinent pas dans la rue. Il peut aussi se retrouver dans le ventre d'un bœuf qui l'a avalé par mégarde.
Ya nadie está para canciones, y más con la que nos está cayendo a los catalanes que también nos sentimos españoles. Tengo el corazón partío, me duele el alma, no entiendo nada. Me siento como el Patufet debajo de la col siendo devorado por el buey del independentismo. Son pocos pero cantan muy fuerte. Y sus cantos me están volviendo sordo de recuerdos. De recuerdos de mi juventud, de retales de mi infancia.

Je me revois encore, il n'y a pas si longtemps, un jeune plein de rêves se promenant sur les Ramblas (*) avec des amis de Madrid, parlant en espagnol sans que personne ne vous insulte dans la rue. Je me souviens que cette Barcelone était alors la Barcelone la plus belle du monde. La Barcelone de Juan Marsé, Gil de Biedma, Vargas Llosa (**) et de tant d'autres Catalans. Je me souviens avec le cœur brisé ces discussions animées dans ma chère Boquería (***), au bar Pinocho, où, tous, nous disions ce que nous pensions et nous rigolions de nos désaccords. Mais aujourd'hui mes anciens amis s’assoient sur le tabouret le plus haut et font taire les autres. Ils nous ont rendus tout petits, ils nous traitent comme des enfants...
(*) série d'avenues du centre de Barcelone où les habitants et les touristes se promènent
(**) respectivement romancier catalan, poète catalan, et écrivain péruvien; tous de langue espagnole.
(***) marché situé sur les Ramblas de Barcelone
Aún me reconozco, no hace tanto tiempo, un joven lleno de sueños paseando por las Ramblas con amigos míos de Madrid hablando en castellano sin que nadie te insultara por la calle. Recuerdo que entonces esa Barcelona era la Barcelona más bonita del mundo. La Barcelona de Juan Marsé, Gil de Biedma, Vargas Llosa y de tantos otros catalanes. Recuerdo con el corazón partío esas entrañables tertulias en mi querida Boquería, en el bar Pinocho, donde todos decíamos lo que pensábamos y nos reíamos de nuestras discrepancias. Pero ahora mis antiguos amigos se sientan en el taburete más alto, acallando a los demás. Nos han vuelto chiquitos, nos tratan como a niños...

(pendant qu'il parle, une musique de fond devient de plus en plus envahissante: cet effet se produira plusieurs fois dans le texte)


S'il vous plaît, vous pouvez baisser la musique?

Por favor, ¿podéis bajar la música?

Et moi, je leur dis que je me sens fier d'être un enfant, je refuse de perdre mon enfance. Je me souviens encore quand ma mère me chantait El noi de la mare (*), et qu'elle me mettait ensuite Fina estampa (**), de Dolores Pradera. Elle me bordait, et je serrais fort sa main en me sachant l'enfant le plus intelligent du monde parce que ma mère me disait que moi je parlais deux langues alors que les autres enfants du monde n'en parlaient qu'une. Ma mère me disait, pendant qu'elle m'étreignait en souriant: «Oui, mon chéri, tu es l'enfant le plus intelligent du monde».
(*) «L'enfant de la mère» (en catalan), vieille chanson de Noël, et berceuse
(**) «Élégante impression» (en espagnol), d'une chanteuse de Madrid
Y yo les digo que me siento orgulloso de ser niño, me niego a perder mi infancia. Aún recuerdo cuando mi madre me cantaba El noi de la mare y después me ponía Fina estampa, de Dolores Pradera. Me dormía agarrado a su mano sabiéndome el niño más listo del mundo porqué mi madre me decía que yo hablaba dos idiomas y que el resto de niños del mundo solo hablaban uno. Mi madre me decía mientras me acurrucaba sonriendo: “Sí, cariño, eres el niño más listo del mundo”.

Je me souviens aussi de mon père qui écoutait ce disque merveilleux de Serrat (*) chantant Machado et ensuite chantonnant L'home dibuixat, de Sisa. Je suis jaloux de mon enfance. De cet autre jour où avec ma famille nous avons dû sortir rapidement d'Esparreguera après avoir vu La Passió (*) car nous étions en retard pour voir Bertín Osborne (***) au Palau de la Música. Je suis jaloux de ma jeunesse. Je me souviens comme si c'était hier de Maragall (*4) à côté du Président espagnol, ramant ensemble sur une barque toute minuscule vers le grand port des Olympiades qui a dévoilé au monde une Catalogne et une Espagne impensables 20 ans plus tôt. Mais aujourd'hui cette barque aussi coule. Eau, sauve-moi s'il te plaît!
(*) Juan Manuel Serrat, célèbre chanteur catalan, chantant le poète andalou Antonio Machado (en espagnol), puis «L'homme dessiné» (en catalan) du chanteur-compositeur catalan (Jaume) Sisa.
(**) «La Passion», spectacle en catalan dans le village d'Esparreguera
(***) chanteur madrilène (en espagnol), au «Palais de la Musique» (en catalan)
(*4) Pasqual Maragall (PS catalan), maire de Barcelone en 1992, aux côtés de Jordi Pujol (nationaliste catalan, inventeur du slogan «L'Espagne nous vole» mais aujourd'hui accusé de graves malversations financières), alors président du conseil régional de Catalogne. Le président du gouvernement espagnol, Felipe González, n'était en réalité pas sur la barque: il avait délégué son vice-président, Narcís Serra, un Catalan.
Maragall sur une barque
De gauche à droite et de l'avant à l'arrière: Pasqual Maragall (maire de Barcelone), Juan Antonio Samaranch (président du CIO), Narcís Serra (vice-président du gouvernement), Jordi Pujol (président de la région), Carlos Ferrer Salat (président du comité olympique espagnol), et Josep Miquel Abad (conseiller délégué du comité organisateur des Jeux), au Port Olympique de Barcelonne en 1992. Photo Agustí Carbonell.
(Cliquez sur la photo pour l'agrandir)

También recuerdo a mi padre escuchando ese maravilloso disco de Serrat cantando a Machado y luego tatareando L’home dibuixat, de Sisa. Tengo envidia de mi infancia. De aquel otro día que con mi familia tuvimos que salir con prisa de Esparreguera después de ver La Passió porque no llegábamos a tiempo de ver a Bertín Osborne en el Palau de la Música. Tengo envidia de mi juventud. Recuerdo como si fuera hoy a Maragall al lado del presidente español remando juntos en una barquita chiquita rumbo al gran puerto de las Olimpiadas que presentó al mundo una Cataluña y una España impensable 20 años antes. Pero ahora esta barca también se hunde. ¡Socórreme, agua, por favor!

Vous voulez bien baisser la musique?! Tout de même!

¡¿Queréis bajar la música?! ¡Hombre!

Depuis le petit bateau en papier de mon enfance, je demande l'aide de tous les Catalans et Espagnols dotés de bon sens. Je demande juste, en Catalogne, d'être défendu en tant que citoyen. Je ne fais pas tellement confiance à Rajoy (*) même si je reconnais qu'il a géré la crise économique avec un remarquable habilité. Mais je crois aussi qu'il n'a peut-être pas bien géré la question de la Catalogne (**). Je crois que la situation actuelle exige que d'autres politiciens avec plus de bon sens comme Pedro Sánchez (***) doivent aujourd'hui diriger, sereinement et sans se presser, surtout sans se presser, une réponse discutée avec le président catalan (*4) qui, bien qu'il dirige en minorité, si on additionne les voix de tous les Catalans, reste le président de la Catalogne.
(*) Mariano Rajoy (droite), premier ministre espagnol, à la fois tenace et immobile. Il est fragilisé également par les affaires de financement illégal de son parti.
(**) le comportement de Rajoy est perçu comme du mépris par les Catalans, mais beaucoup d'autres Espagnols se sentent eux aussi méprisés par Rajoy.
(***) leader du parti socialiste espagnol, récent sur la scène politique et semblant doté d'un véritable bon sens
(*4) Carles Puigdemont, président de la Région de Catalogne. La coallition nationaliste dirige la Catalogne en ayant obtenu une minorité des voix. Il a organisé le référendum illégal du 1er octobre 2017.
Desde el barquito de papel de mi infancia pido ayuda a todos los catalanes y españoles sensatos. Solo pido que en Cataluña se me defienda como ciudadano. No confío mucho en Rajoy aunque reconozco que ha sorteado la crisis económica con notable habilidad. Pero también creo que tal vez no ha gestionado bien la problemática de Cataluña. Creo que la situación actual reclama que otros políticos más sensatos como Pedro Sánchez deben liderar ahora serenamente y sin prisas, sobretodo sin prisas, una respuesta dialogada con el presidente catalán, que, aunque mande en minoría, si sumas el voto de todos los catalanes sigue siendo el presidente de Cataluña.

Nous ne voulons pas avoir plus de privilèges qu'aucune autre région d'Espagne (*). Mais imaginez-vous quelle merveille ce serait que si nous pouvions un jour voir également les Espagnols se dépêcher de sortir de l'arène (**) pour pouvoir profiter d'Els Partorets (***) avec les larmes aux yeux et le cœur brisé?
(*) Pla s'oppose ici frontalement aux revendications des nationalistes catalans, pour qui la Catalogne doit avoir plus d'autonomie que les autres régions, sous le prétexte totalement fallacieux qu'elle aurait une histoire plus ancienne, une langue propre, etc...
(**) où ils auront assisté à une corrida ou à tout autre spectacle
(***) «Les petits bergers» (en catalan): spectacle théâtral traditionnel de Noël en Catalogne, mais inconnu dans le reste de l'Espagne
No queremos tener más privilegios que cualquiera de las otras regiones de España. Pero, ¿os imagináis la maravilla que sería que también pudiéramos ver algún día a los españoles saliendo de los toros con prisa para poder disfrutar d’Els Pastorets con lágrimas en los ojos y el corazón partío?

Ainsi se retire Albert Pla, citoyen du monde.

Se despide Albert Pla, ciudadano del mundo.

Baissez la musique, putain! (*)
(*) cette ligne: en catalan dans le texte
Abaixa la música, collons!

(C'est tout, et si quelqu'un n'est pas d'accord avec moi, aucun problème, j'appelle la gendarmerie ou le juge) (*)

(*) Cette phrase apparaît dans la transcription mais ne s'entend pas dans l'enregistrement, je ne sais donc pas si elle est bien d'Albert Pla.

Elle fait référence à la répression de l'organisation du référendum du 1er octobre 2017 par les forces de police de l'État espagnol (police nationale, et gendarmerie = «garde civile») et par les tribunaux, en septembre 2017.

Cette répression, qui aurait été considérée normale dans n'importe quel pays, a surpris en Espagne car les nationalistes catalans avaient jusque là bénéficié d'une totale impunité, qu'il s'agisse d'insultes et de menaces dans la rue, de pressions sur les fonctionnaires régionaux, ou de décisions illégales par les plus hauts dirigeants régionaux (comme l'interdiction de l'enseignement en espagnol dans les écoles publiques, un droit pourtant reconnu par la loi espagnole).

Dans certains cas, les juges ont outrepassé leur rôle, interdisant par exemple des conférences organisées par des militants nationalistes: autant il est normal de bloquer des décisions illégales prises par des dirigeants politiques, autant il est anormal dans une démocratie de restreindre la liberté d'expression, même venant de personnes qui soutiennent des décisions illégales. Ces quelques cas ont choqué toute l'Espagne et ont été montés en épingle par les nationalistes catalans, qui ont rapproché ces quelques excès d'autres opérations plus spectaculaires mais parfaitement normales, comme la convocation au tribunal des élus ayant annoncé qu'ils allaient participer à l'organisation du référendum illégal.

(Y nada, si alguien no está de acuerdo conmigo, ningún problema, yo llamo a la Guardia Civil o al juez.)

Mise à jour: la feuille de route de la Catalogne nationaliste

Après la large publication de sa lettre, Albert Pla a fait savoir que ce n'était qu'un tissu d'âneries écrit pour un pari, et qu'il était surpris d'avoir été pris au sérieux, lui qui est méprisé même par ...... (il citait ici un parti catalan ultra-nationaliste d'extrême-gauche, le mouvement anarchiste, etc...). Et il dévoilait à la radio (même chaîne, même émission), en catalan, ce qui allait se passer après le référendum du 1er octobre 2017. Il faut admettre que c'est amusant:

(en catalan)


- Le 1er [octobre 2017], le référendum se fait.
- Le 2, l'indépendance de la Catalogne est proclamée
- Le 3, la Catalogne déclare la guerre à Andorre (*)
- Le 4, la Catalogne se rend et devient automatiquement un paradis fiscal comme Andorre
- Le 5, secret bancaire, silence dans les informations, succès garanti. (**)
Je répète plus doucement.
- Le 1er, ils font le référendum. (...)
(*) La langue officielle d'Andorre est le catalan, d'où les revendications d'une partie des nationalistes catalans, qui voudraient conquérir l'ensemble des «Pays Catalans», c'est-à-dire des régions où une partie (même faible) de la population parle catalan. Outre la région espagnole de Catalogne, celui concerne la département français des Pyrénées Orientales (qu'ils nomment «Catalogne Nord»), la région de Valencia, la frange orientale de l'Aragon, les îles Baléares, et donc Andorre. Curieusement, ils ne proposent pas de se débarrasser des régions de Catalogne où l'on parle principalement espagnol (comme Barcelone) ou aranais (le Val d'Aran), ni de rendre à Andorre le territoire aujourd'hui Catalan qui a jadis appartenu aux princes d'Andorre (comme la ville catalane de La Seu d'Urgell, dont l'évêque a le titre purement honorifique de «Coprince d'Andorre», l'autre coprince étant le président de la République française).

(**) L'un des moteurs du nationalisme catalan est la volonté des partis politiques nationalistes de se maintenir au pouvoir coûte que coûte, malgré les affaires de corruption (par exemple contre Jordi Pujol, le fondateur du nationalisme catalan moderne et président de la Catalogne pendant 20 ans). Mais l'autre est de payer moins d'impôts, pour que la riche Catalogne cesse d'être solidaire avec le reste de l'Espagne, moins riche (mais tout en comptant sur l'Espagne pour renflouer ses banques et garantir ses emprunts sur les marchés internationaux!). L'idée d'un paradis fiscal, verrouillant totalement les médias, est donc bien vue.
- El dia 1 es fa el referèndum.
- El dia 2 es proclama la indepèndència de Catalunya.
- El dia 3 Catalunya declara la guerra a Andorra.
- El dia 4 Catalunya es rendeix i passa a ser automàticament un paradís fiscal com Andorra.
- El dia 5, secret bancari, silenci informatiu, èxit assegurat.
Ho repeteixo més a poquet a poquet.
- El dia 1 fan el referèndum. (...)




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